1840-1869 Né dans une famille modeste, Auguste Rodin ne semble pas doué pour l'école mais pour le dessin. Il entre à 14 ans, pour quatre ans, à la "Petite Ecole" et y développe ses capacités avec Horace Lecoq de Boisbaudran (1802-1897). Il apprend à dessiner de mémoire, d'après modèle vivant fixe en atelier, et mouvant en plein air, dessine au Louvre et aux Estampes de la Bibliothèque Impériale Sainte-Geneviève et s'avère intéressé par le modelage. En 1855, il étudie avec le sculpteur Albert-Ernest Carrier-Belleuse et suit les cours de dessin de la Manufacture des Gobelins où il travaille le nu. Après trois échecs en 1857, 58 et 59, au concours d'entrée à l'Ecole des Beaux-Arts, il renonce à cette voie et commence à travailler chez des décorateurs et ornemanistes. Sa première œuvre sculptée est un buste de son père (1860). Très affecté fin 1862 par la mort de sa sœur Maria (à 22 ans, alors qu'elle était entrée dans les ordres), il entre à son tour pour plusieurs mois comme novice chez les Pères du Très-Saint Sacrement (Père Eymard) mais y poursuit son travail de sculpteur. A partir de 1864, il suit les cours du sculpteur animalier Antoine-Louis Barye (1795-1875) et travaille comme ornemaniste dans l'atelier du sculpteur Carrier-Belleuse (1824-1887), à la décoration d'édifices parisiens (Opéra Garnier, Hôtel de la Païva, Théâtre des Gobelins), subvenant à la vie de sa compagne Rose Beuret et de leur fils Auguste-Eugène, qui naît l'année suivante.
1870-1879 Réformé pour myopie, l'artiste quitte Paris en 1870 (Guerre franco-prussienne) pour Bruxelles où il va rester sept ans. Il y travaille à nouveau avec le sculpteur Ernest Carrier-Belleuse puis, après rupture de contrat, avec Joseph-Antoine Van Rasbourgh (1831-1902) à la décoration d'édifices (Bruxelles : Palais de la Bourse, Palais des Académies, Conservatoire royal de Musique ; Anvers : Monument au bourgmestre Jean-François Loos, 1876). Il poursuit en parallèle ses créations personnelles. L'hiver 1875-1876, il accomplit un voyage d'étude en Italie (antiques, Michel-Ange). "J’ai oscillé, ma vie durant, dira-t-il en 1911, entre les deux grandes tendances de la statuaire, entre la conception de Phidias et celle de Michel Ange", entre la sérénité parfaitement équilibrée de l'antique et les tourments de l'âme que Michel-Ange insuffle à ses sculptures. Les années suivantes se verront marquées par la révélation des œuvres de Michel-Ange. En 1877, il expose L’âge d’airain au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles puis au Salon des artistes français à Paris mais il est accusé d’avoir moulé sur nature la figure du soldat belge (Auguste Neyt), son modèle. Très affecté, il constitue un dossier de témoignages et de photographies pour tenter de prouver sa bonne foi. Il quitte Bruxelles pour Paris et entreprend un premier voyage d'étude des cathédrales françaises. En 1879, il participe à deux concours pour un Monument à la République et un Monument à la Défense de Paris mais ses deux projets ne sont pas retenus. Il obtient cependant, la même année, une première récompense officielle au Salon pour son Buste de Saint Jean Baptiste (mention honorable ; l'Etat en commande une épreuve en bronze en 1881). Il entre la même année à la Manufacture de Sèvres, comme décorateur (où il restera entre 3 et 6 ans environ), sous la direction d'Ernest Carrier-Belleuse. Il travaille à Nice, à la décoration de la Villa Neptune (109 Promenade des Anglais, villa disparue mais cariatides conservées dans le jardin du musée des Beaux-Arts) puis à Marseille, à la décoration du Palais des Beaux-Arts.
1880-1889 LA PORTE DE L'ENFER - LE PROJET D'UNE VIE, RESTÉ INACHEVÉ (1880-1917) Le scandale de L'Âge d'airain attire l'attention sur Rodin et lui vaut en août 1880 la commande (pour la somme de 8.000 francs) par l'Etat de la Porte d'entrée monumentale du futur Musée des Arts Décoratifs, prévu pour être élevé sur les ruines incendiées (Commune de 1871) de la Cour des Comptes. Un atelier du Dépôt des marbres lui est alloué (au 182 rue de l'Université à Paris, atelier qu'il conservera jusqu'à sa mort). Très vite, Rodin dessine les huit cycles (ou cercles) de l'Enfer puis modèle des sujets tirés de la "Divine Comédie" (début du XIV° siècle ; ouvrage traduit en français au XVIII° siècle) de Dante Alighieri (vers 1265-1321) pour La Porte de l'Enfer : Le Poète (Le Penseur), Ugolin dévorant ses enfants (Ugolino della Gherardesca, comte de Donoratico, vers 1220-1289, tyran de Pise enfermé et condamné à mourir de faim avec ses enfants et petits-enfants), et les amours maudites de Paolo et Francesca (Francesca da Rimini, née Francesca da Polenta, vers 1255-vers 1285, et Malatesta Paolo, vers 1246-vers 1285, Francesca et son beau-frère amants, surpris et assassinés par le mari). Il conçoit une première maquette (1880) inspirée notamment de la Porte du Paradis créée par Lorenzo Ghilberti (1378-1455) pour le Baptistère de Florence (1425-1452 dont une reproduction est visible dans l'Ecole des Beaux-Arts de Paris), avec deux vantaux ornés chacun de cinq caissons cernés d'un encadrement décoratif. Dans une seconde maquette (1880), il s'attache à un détail de la Porte avec de nombreuses figures floues. Dès 1881, Rodin réduit le nombre de panneaux de dix à huit avant de renoncer définitivement vers 1882-1883 à ce compartimentage, en relation à la fresque du Jugement Dernier de Michel-Ange. Sa troisième maquette (1881) montre la composition retenue, avec l'influence de la Renaissance italienne (lignes orthogonales, pilastres ornés, entablement à modillons) mais également de l'art gothique (trumeau couronné d'un chapiteau surmonté de la figure en méditation de Dante assis, Le Poète - figure ré-intitulée Le Penseur en 1889 -évoquant la figure du tombeau de Laurent de Médicis par Michel-Ange, vers 1520-1534). Les figures du Baiser (Paolo et Francesca, à gauche, qui disparaîtront en 1886 dans la version finale) et d'Ugolin et ses fils (à droite) se discernent sur les vantaux. Il envisage de positionner de grandes figures d'Adam et Ève, avant d'y renoncer. Les figures, dont beaucoup connaîtront une existence indépendante (Le Penseur, Adam et Eve, Le Baiser, Ugolin, Les Trois Ombres, Faunesse à genoux…), sont modelées séparément du cadre architectural. "Rodin laisse les personnages se multiplier et envahir la porte jusqu’à en cacher la structure. Il modèle les corps d’hommes, de femmes et d’enfants. Il les dispose sans ordre apparent pour exprimer la violence des châtiments subis et la détresse psychologique. Rodin apparaît marqué par le thème chrétien du Jugement dernier, très répandu au Moyen Âge et à la Renaissance. Les squelettes du linteau rappellent notamment les scènes de résurrection des morts, fréquentes sur le portail des églises médiévales ; les corps contorsionnés et flottant dans l’espace, ceux peints par Michel-Ange dans Le Jugement dernier (Vatican, Chapelle Sixtine)" (texte issu du site panoramadelart.com). La Porte de l'Enfer est montée en 1884 et Rodin envisage de la fondre en bronze mais il y renonce et continue à la travailler, déplaçant ou remplaçant certaines figures de damnés. Les figures modelées en terre sont moulées en plâtre puis disposées, voire adaptées, sur La Porte. Le budget de La Porte de l'Enfer sera revu plusieurs fois à la hausse (porte de 4,50x3,50 m) et renégocié (en 1881, 1884 et 1888) pour un coût qui atteindra 30.000 francs. Le projet de Musée des Arts décoratifs prévu pour 1882 prendra lui du retard et sera finalement abandonné en 1889 (site de la Gare d'Orsay). Rodin va cependant continuer de passer des années à travailler à La Porte de l'Enfer, créant un répertoire de formes inépuisable (227 damnés inspirés des écrits de Dante, de la Bible mais également d'Hugo et de Baudelaire) dans lequel il va puiser jusqu'à la fin de sa vie, reprenant les formes, les modifiant, les amputant d'éléments, les rendant autonomes, les assemblant, les agrandissant. Il espère montrer La Porte à l'Exposition Universelle de 1889 puis la délaisse vers 1890. Il reprend ce travail à plusieurs reprises et la modifie jusqu'en 1895. Il envisage en 1898-1899 que sa Porte serve à un projet de Tour du Travail (haute de 130 m) destinée à l'Exposition Universelle de 1900 mais ce projet n'aboutira pas non plus. Il finit par exposer le plâtre de la Porte de l'Enfer (5,20x3,88 m) dans son exposition personnelle de 1900, cependant dépourvue des figures les plus en relief (démontage pour transport, contrastes de relief jugés excessifs, recherche d'unité, ensemble flou). La Porte, un temps envisagée d'être installée au Palais des Beaux-Arts (Grand Palais) est, après l'Exposition de 1900, transportée au Dépôt des marbres puis à Meudon, où elle est toujours. Après 1900, les modifications restent à la marge. L'Etat annule en 1904 la commande en bronze passée en 1885. Vers 1907, Rodin envisage une version luxueuse (déjà envisagée pour l'Exposition de 1900) alliant le bronze (vantaux) et le marbre (montants), destinée au Musée du Luxembourg, version qui ne verra pas le jour. La fonte est enfin décidée en même temps que l'ouverture du Musée Rodin en 1917 (plâtre de Meudon restauré ; un plâtre de cette même année, 6,35x4 m, est conservé au Musée d'Orsay), mais cette dernière ne sera réalisée qu'après sa mort (fonte Rudier en 1928 ; d'autres fontes de dimensions variables suivront dans les années 1930, 1940 et 1990).
LES BUSTES Dans les années 1880, Rodin réalise plusieurs bustes de ses proches et de son entourage.
CAMILLE CLAUDEL Le travail acharné de Rodin n'a d'égal que l'amour passionnel qu'il va partager vers 1884 avec Camille Claudel qui devient alors son élève, son assistante, sa muse et sa compagne, avec une relation fluctuante qui va durer pendant près de quinze ans.
LE MONUMENT DES BOURGEOIS DE CALAIS Une commande, envisagée en 1884 et formalisée en janvier 1885, conduit Rodin à travailler sur un autre sujet douloureux, le Maire de Calais souhaitant élever un monument en hommage à l'héroïsme d'Eustache de Saint-Pierre, l'un des six notables de la ville (avec Jean d'Aire, Pierre et Jacques de Wissant, Andrieu d'Andres et Jean de Fiennes) à avoir affronté la mort en remettant en 1347 les clefs de la ville au roi d'Angleterre, à l'issue d'un siège d'un an (Guerre de Cent Ans). Avant même la commande, Rodin s'enflamme pour ce sujet et envisage de représenter l'ensemble des six notables et leur sacrifice collectif, "dans une lente procession vers la mort", portant la chemise des condamnés et la corde au cou (les six notables ont été graciés à la demande de l'épouse du roi d'Angleterre Edouard III). S'il obtient la commande avec la maquette d'un groupe frontal et héroïque, il n'en évolue pas moins dans son projet, cherchant à individualiser les personnages, les modelant grandeur nature, nus puis revêtus d'une tunique trempée dans du plâtre et en exprimant pour chacun un âge et un sentiment différent face à la mort (désespoir, résignation, courage, impassibilité, indécision). En parallèle, il travaille d'après modèle vivant l'expression des têtes et des mains qui deviennent des œuvres à part entière et seront même réutilisées dans des assemblages. En 1885, la seconde maquette fait cependant polémique du fait de personnages abattus et davantage individualisés (sans contacts) qui ne donnent pas au monument un aspect héroïque et pyramidal souhaité par le Comité. Rodin va continuer de travailler, repoussant le moment de l'achèvement jusqu'en 1889 où l'œuvre est présentée à la Galerie George Petit. Une nouvelle recherche d'argent permet d'envisager la fonte en bronze du monument. A côté d'une proposition de socle très élevé faisant se découper le groupe sur le ciel, Rodin envisage de le positionner à même le sol, afin de le rendre plus "familier (et faire) entrer le public mieux dans l’aspect de la misère et du sacrifice". Le monument sera inauguré à Calais en 1895, avec un piédestal de hauteur moyenne entouré d'une grille (groupe actuel sur socle bas).
LES FLEURS DU MAL Rodin réalise, entre octobre 1887 et janvier 1888, l'illustration de l'exemplaire personnel des Fleurs du Mal (1857) de Baudelaire (1821-1867), de l'éditeur Paul Gallimard, avec 27 dessins à la gouache et lavis, dans la veine de ses "dessins noirs" du début des années 1880.
L'EXPOSITION DE 1889 AVEC CLAUDE MONET Les deux artistes qui ont le même âge se rencontrent au milieu des années 1880. Ils s'admirent et se respectent, et resteront liés toute leur vie, se soutenant et échangeant des œuvres. Ils participent en commun à des expositions de groupe, notamment à la Galerie parisienne Georges Petit, et y exposent seuls tous les deux en 1889. Rodin expose 36 sculptures et Monet 145 peintures. Rodin qui installe certaines de ses œuvres à la dernière minute, et notamment le plâtre monumental des Bourgeois de Calais, masque cependant sans tact, l'un des murs où sont accrochés les tableaux de Monet.
LE PENSEUR A l'exposition de 1889, Rodin présente notamment l'un des plâtres du Penseur. Créée en 1880 pour La Porte de L'Enfer, cette figure devient autonome dans les années suivantes, traduites en deux versions de plâtre, l'une d'environ 70 cm, de la même taille que dans La Porte, et l'autre réduite à environ 37 cm. Exposée pour la première fois à Copenhague en 1888, cette figure connaîtra un succès immense, verra de petites et moyennes versions éditées en bronze dans les années 1898-1918 (Rodin en cède les droits à la Maison Barbedienne) puis la réalisation d'un version monumentale en plâtre en 1903, éditée en bronze en 1904, avec une épreuve placée devant le Panthéon en 1906 (actuellement dans le jardin du Musée Rodin, Paris). Une autre épreuve sera installée dans le jardin de Meudon, sur la tombe de Rodin et son épouse. Cette figure doit beaucoup au puissant Torse antique du Belvédère (I° s. av. J.-C., que Rodin connaît par une copie), aux figures de Michel-Ange influencées par lui, au point que ce torse est dit également Torse Michel-Ange (nus peints au plafond de la Chapelle Sixtine, 1508-1512) et en particulier au portrait de Laurent de Médicis réalisé pour son Tombeau (1526-1531), mais également à la sculpture du XIX° siècle d'Ugolin (1862) par Jean-Baptiste Carpeaux (dont Rodin reprend le thème) inspirée de Michel-Ange.
1890-1899
LES COMMANDES Dans cette décennie, du fait de l'abandon du projet du Musée des Arts Décoratifs, Auguste Rodin commence à délaisser La Porte de L'Enfer vers 1895. Il termine certaines commandes initiées dans la décennie précédente, comme celle du Monument aux Bourgeois de Calais (1885, inauguré à Calais en 1895) ou celle d'une version monumentale du Baiser (1888, livrée en 1898), et se consacre aux nouvelles commandes du Monument à Claude Lorrain (1889, inauguré à Nancy en 1892), du Monument à Victor Hugo (1889, installé à Paris en 1909), du Monument à Honoré de Balzac (1891-1898), du Monument à Baudelaire (vers 1892, monument qui ne verra pas le jour), du Monument à Sarmiento(1894, inauguré à Buenos Aires, Argentine, en 1900) et du Monument à Puvis de Chavannes (1899, resté inachevé).
UNE COLLECTION D'ANTIQUES À LA VILLA DE MEUDON Il loue en 1893 la Villa des Brillants à Meudon et l'achète en 1895. Il y commence une importante collection d'antiques et de peintures contemporaines. Parallèlement, il installe progressivement à Meudon plusieurs ateliers. Chaque après-midi, il traverse la Seine pour se rendre de sa Villa à son atelier du Dépôt des marbres et visiter les ateliers de ses assistants au sud de Paris.
LE TRAVAIL DU MARBRE ET LE NON FINITO Rodin fait traduire certaines de ses œuvres dans le marbre. Il aime la blancheur du matériau antique et affectionne la teinte du marbre de Paros. Il apprécie également l'inachèvement de certaines œuvres en marbre de Michel-Ange : Esclaves ou Captifs (dont deux sont conservés au Louvre, L'Esclave rebelle et L'Esclave mourant, vers 1513-1515, et quatre autres à l'Académie de Florence, vers 1519-1536), Moïse (vers 1513-1515, Tombeau de Jules II, Rome, basilique Saint-Pierre-aux-liens), La Pietà di Palestrina (attribuée à Michel-Ange, vers 1550-1560 ?, Florence, galerie de l'Académie), La Pietà Rondanini (vers 1564, Milan, Castello Sforzesco). Rodin utilise cet effet de non finito (terme employé au XVI° siècle par le théoricien Giorgio Vasari) dans un sens nouveau. Le matériau est mis en avant (bloc, aspect brut, traces d'outils) et révèle l'émergence de la figure. Rodin oppose fortement le bloc laissé brut avec les figures au corps lisse, ou bien joue au contraire sur une confusion des surfaces, donnant une impression générale plus floue ou abstraite.
LES EXPOSITIONS ET PUBLICATIONS Rodin expose régulièrement des œuvres au Salon de la Société Nationale des Beau-Arts. En 1897, il publie 142 dessins dans l'Album Fenaille ou Goupil (notamment ses "dessins noirs" en rapport avec La Porte de L'Enfer). En 1899, il réalise des expositions personnelles en Belgique et Hollande.
LE MONUMENT À VICTOR HUGO En 1889, une nouvelle commande de l'Etat est passée à l'artiste pour un monument à Victor Hugo (1802-1885), à destination du Panthéon. Son premier projet "qui manque de clarté et dont la silhouette est confuse" est refusé à l'unanimité par la commission en 1890 et, dès 1891, destiné à un autre emplacement ; le projet sera modifié et le plâtre exposé au Salon de 1897. Une version simplifiée montrant Hugo assis sera réalisée en marbre et installée, en 1909, dans les jardins du Palais Royal. Rodin, dès 1891, élabore alors parallèlement un nouveau projet pour le Panthéon ; ce projet, mené à terme fin 1897 dans un plâtre monumental montrant Hugo debout, n'aboutira pas cependant.
LE MONUMENT À BALZAC En 1891, le Comité de la Société des Gens de Lettres, sous la présidence d'Emile Zola, commande à Rodin un monument à Honoré de Balzac (1799-1850). Rodin qui veut traduire l'énergie créatrice du romancier, auteur de la Comédie humaine, va faire de nombreuses recherches séparées sur la tête et le corps de l'écrivain, nu, revêtu d'une redingote ou de sa robe de chambre, semblable à une robe de moine ; dans ce costume, "je me transforme en bourreau de travail, en galérien des lettres", avait confié le romancier. Rodin va faire poser un sosie de Balzac, un conducteur de diligence de la région dont le romancier était originaire. Dès janvier 1892, Rodin présente trois maquettes différentes de Balzac debout, dont l'une en redingote, adossé à un fauteuil et souriant, mais c'est celle de Balzac en robe de chambre qui est retenue. Il s'engage à fournir le modèle sous 18 mois mais mettra encore 6 ans, avant de le livrer. Il va réaliser des études différentes, avec un corps au gros ventre (inspiré de celui d'une femme enceinte) et une version mince et athlétique en repartant du torse réalisé dans les années 1880 pour l'un des Bourgeois de Calais, Jean d'Aire. Ce torse va être complété (assemblage des membres) et modifié sans cesse puis recouvert d'une robe de chambre trempée dans du lait de plâtre pour arriver au modèle définitif de 1897. Il expose ce dernier au Salon de 1898 et présente Balzac sans les attributs traditionnels de l'écrivain (redingote, fauteuil, plume, livre) et traduit son génie en faisant émerger la tête dressée du bloc du corps drapé, comme si l'écrivain se levait la nuit, réveillé par l'inspiration et s'entourait de sa robe de chambre, sans en passer les manches. Le Comité refuse le modèle et annule la commande, confiant cette fois le projet au sculpteur Alexandre Falguière (1831-1900). La critique est assassine, qualifiant l'œuvre tantôt "d'affreux bonhomme de neige un épouvantail à moineaux un dolmen déséquilibré un sac de plâtre une tête de chouette une statue encore emballée" ; tantôt "d'étrange monolithe", de "statue de sel qui a subi une averse" de "crapaud dans un sac" ou "de figure tartinée d'une cervelle". Il est vrai que le soutien politique de Zola au capitaine Dreyfus envenime l'affaire. Rodin est très meurtri par le refus et les critiques ; il refuse d'installer la sculpture ailleurs, et même de la vendre à un particulier. Il reçoit cependant le soutien de Paul Gauguin, de Camille Claudel et d'Oscar Wilde. Il expose à nouveau la statue de Balzac au cœur de son exposition personnelle de 1900. Il apprécie, en 1908, les photographies de nuit qu'en fait Edward Steichen. "Cette œuvre, dont on a ri, qu'on a pris soin de bafouer parce qu'on ne pouvait pas la détruire, c'est la résultante de toute ma vie, le pivot même de mon esthétique", déclare-t-il cette année-là. L'œuvre, fondue en bronze, ne sera installée dans Paris qu'en 1939, plus de 40 ans après sa création et plus de 20 ans après la mort de son créateur.
LE BAISER Commandée à Rodin par l'Etat en 1888, pour l'Exposition Universelle de 1889, la version monumentale en marbre du Baiser (à succès) n'est livrée qu'en 1898 et est exposée avec le Balzac (scandaleux) au Salon de la même année. Cette année-là scelle également la rupture définitive avec Camille Claudel.
1900-1917
PREMIÈRE RÉTROSPECTIVE RODIN EN MARGE DE L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1900, PARIS L'hiver 1899, Rodin fait construire, un pavillon place de l'Alma pour une exposition personnelle de ses œuvres (juin-novembre 1900), comme Gustave Courbet (1855, 1867) et Edouard Manet (1867) l'avaient fait avant lui. Il expose des matériaux variés avec un choix d'œuvres de 1870 à 1900 dont 168 sculptures (plâtres surtout mais également marbres et bronzes), une centaine de dessins (aquarelles, encre brune, pointe sèche), et plusieurs dizaines de photos des sculptures exposées, commandées à Eugène Druet (1867-1916). Il n'expose pas Le Baiser mais les grands plâtres du Monument à Victor Hugo (1895-1896), du Balzac (1898), de La Tour du Travail (1898-1899) et il expose enfin La Porte de l'Enfer (1880-1900) mais dépourvue de la plupart des hauts-reliefs et avec une apparence presque abstraite (tendance commune au Balzac). Rodin veille à la luminosité du lieu, à l'espacement des sculptures et présente de nombreux plâtres sur des gaines ornées de rinceaux ou des colonnettes à chapiteaux. Après l'exposition qui est une consécration internationale, Rodin (60 ans) fait remonter le Pavillon de l'Alma à Meudon et l'utilise comme atelier et musée (détruit en 1925).
AUTRES EXPOSITIONS Il réalise par la suite une grande exposition de ses œuvres à Prague en 1902 et Düsseldorf en 1904. Une première exposition de ses seuls dessins a lieu en 1907 (Paris, Galerie Bernheim Jeune, avant Vienne, Leipzig et Paris en 1908) et celle de quelques antiques de sa collection en dialogue avec ses œuvres en 1913 (Paris, Faculté de Médecine). En 1912, il expose à Tokyo et une "salle Rodin" est inaugurée au Metropolitan Museum de New York.
LES COMMANDES Les premières années du XX° siècle sont consacrées au Monument au peintre (1824-1898) Pierre Puvis de Chavannes (1899-1903, resté inachevé puis commande de l'Etat d'un buste en 1911) et à celui du peintre (1834-1902) James McNeill Whistler (1905-1908, resté inachevé), mais également à l'agrandissement de nombreuses œuvres (Les Trois Ombres, 1904), avant leur fonte en bronze comme Le Penseur (1903/1904), Ugolin et ses enfants (vers 1904), L'Enfant prodigue (1905), La Femme accroupie (1909, achetée par l'Etat), Torse de Jeune femme cambrée (1910), L'Homme qui marche (1913)... Le Penseur (bronze) est installé en 1906 devant le Panthéon, Le Monument à Victor Hugo (bronze) en 1909 dans les jardins du Palais-Royal, L'Homme qui marche (bronze) en 1911 au palais Farnese à Rome et les Bourgeois de Calais en 1913 devant le Parlement de Londres.
LA DANSE Rodin s'intéresse au mouvement du corps et à la danse non académique (French Cancan, Loïe Fuller, Les Ballets Russes, Nijinski, Isadora Duncan) et dessine des danseuses nues dans des poses nouvelles (les danseuses cambodgiennes, 1906, la danseuse et comédienne japonaise Hanako, 1907-1911, la femme-acrobate Alda Moreno, 1910-1913), développant en parallèle des dessins (et sculptures) érotiques (nus, couples saphiques).
LA VIE MONDAINE Il réalise de nombreux portraits de riches femmes élégantes, mène une vie mondaine et fait de nombreuses conquêtes. Il rencontre Claire Coudert (1864-1919), Duchesse de Choiseul, vers 1907 et entame avec elle sa dernière grande liaison, jusqu'en 1912. Il mène une vie mondaine à l'Hôtel Biron qu'il loue partiellement dès 1908, et entièrement dès 1911. Dès 1909, il envisage de léguer ses collections à l'Etat et de faire de l'Hôtel Biron le musée Rodin.
LES DERNIÈRES ANNÉES En 1914, Rodin publie Cathédrales de France, un recueil de cent fac-similés de ses dessins puis fuit la guerre en Angleterre puis à Rome. C'est là qu'il est choisi par le pape Benoit XV pour exécuter son portrait mais le pape se lasse au bout de 3 séances de pose et Rodin meurtri, rentre à Meudon où il finira ce buste. Gravement malade et très affaibli en 1916, il lègue, en trois donations successives, l'ensemble de ses collections à l'Etat. Il épouse Rose Beuret en 1917 qui décède 15 jours après. Rodin meurt la même année le 17 novembre, en pleine guerre. Un grand Penseur est déposé sur leur tombe du jardin de Meudon. Le musée Rodin ouvrira ses portes à l’Hôtel Biron en 1919. La Porte de l'Enfer sera enfin fondue en bronze en 1928. La Villa de Meudon deviendra un musée en 1948.
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